Dordogne, juillet 2015. Les comptages de migrateurs effectués à la passe à poisson du barrage de Bergerac ont enregistré le 700ème saumon de la saison.
Amertume de devoir considérer comme un bonne nouvelle ce chiffre insignifiant au regard de ce qu’étaient les remontées de saumons sur cette rivière il y a seulement cent ans.
Bonheur cependant, de pouvoir observer ces reliques d’un passé proche investir à nouveau les affluents de la Dordogne dans la vallée entre Beaulieu et Argentat et renouveler l’espèce dans les courants corréziens soutenus par les pluies automnales.
Novembre.
L’eau a durci dans les flaques cette nuit. Les arbres se dénudent et des tapis de feuilles colorées forment une couverture dorée sur les bords de la rivière.
Je progresse avec précautions sur la rive, silencieux, attentif aux bruits de la forêt qui enserre le chemin d’eau.
Un grand animal détale sous les frondaisons et progresse rapidement dans les sous-bois pentus. Le son de ses sauts vifs sur les feuilles et les branches mortes décroît rapidement comme il disparaît derrière un éperon rocheux.
Il fait froid ce matin. Les zones que le soleil d’automne n’a pas encore touchées sont couvertes d’une peau blanche et glacée qui disparaît sous mes pas.
J’ai douze ans.
Les sens en alerte, je remonte le long d’un courant qui prend naissance au sortir d’une zone profonde.
Soudain je les vois.
Fidèles à ce lieu et ponctuels, ils ont réapparus comme par enchantement, après une année d’absence.
C’est peu et pour un homme tel que moi c’est une éternité.
Un pan de vie entier contenu dans onze étés passés avec mes parents sur les bords de la Dordogne, empli de toutes les connaissances qu’ils m’ont inculquées, l’apprentissage de ce dont j’aurai besoin pour construire ma vie ici.
Par dizaines, des ombres de grands poissons parsèment le courant sur toute sa largeur. Ils vont par paires, par trios ou par groupes entiers.
A intervalles réguliers, des flancs argentés renvoient la lumière du soleil et constellent le lit de la rivière d’éclats dorés par la teinte ambrée de l’eau.
Par moments des dos crèvent la surface, des nageoires se dressent, et les gros poissons vibrent contre les galets comme s’ils étaient pris au bout d’une ligne.
Survivre.
Avoir le temps de prolonger l’espèce avant que la vie s’échappe de ce corps puissant, merveilleusement adapté à son milieu, aboutissement de millions d’années d’évolution, mais si chétif aussi et fragile face à la patte d’un ours ou aux caprices d’une nature si prompte à assécher ou noyer la vallée à sa guise qu’on imagine que le spectre de l’extinction est toujours à portée de regard.
En réponse pour les poissons, la multitude. Les cohortes innombrables
Pour l’Homme, une capacité inégalée d’adaptation aux évolutions de son environnement et un désir inextinguible de régner.
Partout un instinct de croître et multiplier l’espèce anime chacun de ces êtres, une pulsion immanente de vie et de mort.
Un jeu à somme nulle à l’échelle planétaire, dont l’évolution temporelle du résultat n’est cependant pas également neutre pour chaque espèce.
Et un lanceur de dés.
Certains gagnent pendant un temps.
Le Veinardocératops et le Culbordédenouillausaure ont cassé la baraque pendant plusieurs dizaines des millions d’années. Ils se sont crus les maîtres du monde et l’ont été, leurs espèces monopolisant une part essentielle de cette somme de vie terrestre disponible.
Puis les temps ont changé.
Grand Ordonnateur, Dieu, Gentil Organisateur, Hasard, Monique, quel que soit le nom que vous souhaitez donner à votre conception du lanceur de dés, que vous le croyez maître du résultat ou pas, une certitude existe.
C’est l’instinct, la compétition entre espèces pour tenter d’influer sur le résultat, avec une règle unique, celle de la jungle et de toute la nature : tous les coups sont permis.
A quelques mètres de moi, mon père est debout dans l’eau peu profonde. Il pêche.
Sur les galets ronds derrière lui sont étendus trois beaux poissons, victime de l’habilité de l’Homme.
Il m’a initié il y a peu à cette forme de chasse aquatique, et j’ai appris sous son contrôle à réussir des lancers qui font mouche. Avec quelque succès, puisque si je n’égale pas encore les scores qu’il réalise, j’ai capturé cette saison plusieurs beaux saumons que nous avons fumés au bois de bouleau.
Et j’ai éprouvé dans cette quête un plaisir que la chasse du gros gibier ne me procure pas.
Je laisse mon père et ses saumons à leurs ébats et poursuis mon chemin vers l’amont.
Le vent d’automne brosse la forêt de ses doigts agiles, tantôt caressants lorsqu’un léger souffle effleure les cimes des plus grands arbres, tantôt violent lorsqu’il les empoigne dans des bourrasques tourbillonnantes.
Les érables libèrent alors par milliers leurs samares, et l’air s’emplit de petits hélicoptères silencieux qui disséminent la vie au-delà des racines de leur parent.
Certains touchent la Dordogne et poursuivent leur mouvement hélicoïdal dans les courants de la rivière.
Je les observe.
Les saumons croisent leur route et certains prennent dans leur gueule cette nourriture improbable.
Ces saumons, toutes facultés tendues vers l’objectif unique de la reproduction, je les vois jouer.
Le terme est inapproprié s’agissant d’animaux et s’agissant de moi, mais je n’en trouve pas de plus représentatif du comportement de ces poissons crevant la surface pour s’emparer de ces graines emportées par le courant, les recracher, une fois, deux fois, trois fois, puis sauter hors de l’eau en travers du courant avant de se repositionner dans la coulée et recommencer.
Il me prend l’envie d’entrer dans cette ronde et m’immiscer dans le jeu.
Plus pour survivre. Plus pour manger.
Pour l’idée du jeu et du plaisir.
Je remonte sur la berge et rejoins mon père.
A la prochaine lune, nous remonterons au nord avec ma famille vers notre site de retraite hivernale.
Là, à la lueur d’une lampe à huile, je dessinerai ces grands poissons sur les parois de calcaire de notre abri que d’autres hommes, à trente mille ans de distance, nommeront Lascaux.