Léman

Léman

A bien y réfléchir, il n’y a aucun signe avant-coureur.

La préparation de la sortie, le choix du site, le réveil à l’aube, le grand café brûlant bu l’esprit embrumé, le trajet, rien ne distingue avant qu’elle se produise, la journée de pêche exceptionnelle, celle dont on se souvient dix ans après avec une acuité inaltérable, rien ne la distingue des centaines de sorties qui l’ont précédées et qui la suivront.

Rien, jusqu’à cet instant où tout bascule.

Avant de prendre la décision d’y aller j’ai eu la veille la même hésitation que bien souvent, fugace mais réelle, à la lecture des prévisions météorologiques.

J’ai consulté avec une pointe d’appréhension les sites Internet les plus essentiels afin de savoir si la sortie serait calme, agitée ou ne serait pas. J’ai croisé les prédictions des oracles Windguru, Windfinder et Météofrance, soupesé leurs prévisions à l’aune de mon envie de naviguer sur le grand lac.

Vent faible, pas de rafales inquiétantes, pluie intermittente, 8°C en journée et surtout à l’esprit une image du sondeur gravée la semaine précédente, celle d’un écho phénoménal en pleine eau montant de deux mètres pour stationner quelques secondes à hauteur de mon leurre sans y toucher, avant de sonder définitivement ont emporté ma décision. Samedi, c’est Léman !

9H15. Le bateau est à l’eau.

Je mets le cap vers ce haut-fond bien connu des habitués : un dôme immense perdu au milieu du lac, culminant à une dizaine de mètres et entouré de fonds de soixante-dix mètres.

Un pêcheur professionnel a tendu ses filets sur l’amont de ma dérive favorite. Ca ne me contrarie pas ; j’en déduis que cette portion du lac est probablement habitée en ce moment, un pro ne saurait se tromper.

Je me place sur le flanc du haut-fond, sur une bande où la profondeur passe rapidement de vingt à trente-cinq mètres, là où j’ai touché mon premier beau poisson du Léman à l’automne précédent, là où j’ai vu cet écho si impressionnant la semaine précédente et navigue doucement au moteur thermique pour prendre le pouls du lac, constater au sondeur la présence, ou pas, de poissons sur zone.

Le vent est très doux, à peine suffisant pour que je ne puisse qualifier le lac d’huile ce matin. Il fait frisquet,  6 degrés qui ne m’impressionnent pas cependant, chaudement vêtu que je suis. Air et eau sont presque à la même température.

L’atmosphère est trop calme pour que je puisse dériver à la vitesse qui me convient sans l’aide du moteur électrique.

A faible altitude entre la côte suisse et mon bateau se succèdent les inévitables avions sur le point d’atterrir à l’aéroport de Genève. Environ un par minute, qui rythment la journée lémanique.

Je coupe rapidement le thermique après avoir constaté que cette zone de dérive est bien habitée ce matin.

Des échos solitaires émaillent l’écran du sondeur, sensiblement décollés du fond.

Je laisse disparaître mon leurre dans les profondeurs du lac. La tresse file régulièrement du moulinet, et le piège touche le fond au bout d’une grosse vingtaine de secondes, vingt-huit mètres plus bas. J’embraye le moulinet et débute ma dérive. La communication avec le mystère des eaux profondes est établie, je n’attends plus qu’un interlocuteur prêt à répondre à ma sollicitation.

La pêche commence. Je suis heureux.

Mon leurre passe un écho, sans résultat.

Un second apparaît, très mobile, qui décolle du fond au passage du bateau et effectue une remontée rapide pour se stabiliser en pleine eau.

Je remonte mon leurre au jugé mais ne peux vérifier la justesse de mon appréciation, car, en quête d’échos, j’ai opté pour une dérive rapide qui l’a sorti  du champ couvert par la sonde.

Cependant l’écho est prometteur et je pêche seul aujourd’hui. Pas de dérive en cours d’un compagnon de pêche à gérer en plus de la mienne. Je réalise alors une manœuvre simple sur le papier, souvent délicate en pratique, qui consiste à stopper le bateau puis reculer afin de repasser sur un écho après qu’il ait disparu de l’écran. C’est incroyable comme un écho sur lequel on vient à peine de passer est généralement difficile à retrouver.

Le temps calme et le faible vent qui souffle dans l’axe précis de ma dérive facilitent la procédure.

En quelques secondes je repasse sur zone en marche arrière.

Je découvre alors simultanément sur l’écran l’écho du beau poisson immobile à -14 mètres et celui du leurre souple, un poil trop profond pour sa part.

Quatre tours de manivelle et le leurre stationne deux mètres au-dessus du poisson.

J’anime amplement une fois, deux fois. L’écho se déplace rapidement dans la couche d’eau à hauteur de mon leurre et je ressens simultanément une touche subtile : le poisson a pris en montant et dans son élan a détendu la ligne en soulevant le leurre.

Ferrage. Médiocre.

Pas assez puissant. Ferrage insuffisant, mais ferrage néanmoins. Je compense le risque de décrochage anticipé par une pression extrême et continue sur le poisson qui se retrouve dans l’épuisette en vingt secondes, sans avoir eu l’occasion de sortir le moindre centimètre de tresse du moulin ni même peut-être sans se comprendre ce qui lui est arrivé.

Il faut dire que le frein est serré fort, pas loin des limites du fluorocarbone de trente-quatre centièmes qui constitue l’élément le plus faible de mon montage « spécial gros brochets ».

Incontestablement c’est un joli poisson. Piqué au meilleur endroit, à la commissure des lèvres, je ne risquais pas de le perdre en réalité.

Je le décroche à la main, sans prendre la pince posée dans le coffre du bateau tout près, sans enfiler le gant de protection en kevlar tricoté par la Nasa anti-coupure, anti-hameçon, anti-dents, anti-tout.

Pourquoi, je n’en sais rien. Par sentiment que tout se passera bien, par désir de sentir le contact de la peau de ce poisson, de toucher cette vie ruisselante et magnifique.  Bref, par flemme d’ouvrir le coffre du bateau.

Je sais avoir oublié l’appareil photo dans la voiture. J’ai hésité un instant à faire demi-tour en arrivant sur le poste, lorsque je me suis rendu compte de l’étourderie. Mais perdre trente minutes pour un besoin très hypothétique de l’appareil…le désir de pêcher a été le plus fort.

Je dois donc me contenter de mon téléphone pour glaner quelques souvenirs de ce bel animal.

Mais foin de poésie. Depuis qu’il est apparu en surface, la question lancinante s’est imposée dans mon esprit et ne s’éloigne pas : il est métré ou pas ?

Il faut ici ouvrir une parenthèse afin d’informer ceux des lecteurs qui ne seraient pas pêcheurs de brochet de la quête constante, incessante chez les afficionados de cette pêche, du poisson qui dépassera la longueur d’un mètre. La valeur est parfaitement symbolique mais sa puissance évocatrice confine au fantasme pour nombre d’entre nous. Il faut reconnaître par ailleurs que les poissons métrés comme on dit dans notre jargon ne se ramassent malheureusement pas à la pelle dans nos eaux nationales.

Heureusement pour moi, je suis sur la frontière, peut-être même en Suisse. Tous les espoirs sont donc permis.

Je joue les indifférents, seul dans mon bateau, simule le désintérêt pour cette question puérile, cette antienne de cours d’école, cette angoisse de garçons qui comparent les leurs afin de savoir qui a la plus grosse ou qui pisse le plus loin.

Sans me sentir vieil homme, je devine le fantôme d’Hemingway qui flotte auprès de moi, envieux de mon succès du jour.

Mais le temps passe ; voila plus d’une minute que le poisson est hors de l’eau. Je laisse Ernest à ses vapeurs d’alcool et me rue sur le mètre ruban qui ne quitte pas mon bord, l’applique au fond du bateau contre le brochet, en retenant ma respiration.

Il n’y a pas de petite victoire : les deux centimètres au-delà du mètre que m’indique ce juge de paix étalonné m’emplissent d’une joie enfantine et d’une fierté que mon égo de pêcheur va pouvoir, os magnifique, ronger pendant quelque temps.

Seul sur l’eau, à un kilomètre de l’humain le plus proche, je débute une danse du scalp au fond du bateau avant de m’apercevoir que deux pêcheurs embarqués ont probablement assisté à la capture et s’approchent de moi.

Le poisson est calme, sur le filet de l’épuisette. Je glisse la main sous la partie antérieure des ouïes, là où mes doigts ne seront pas en contact avec les branchies acérées, afin de soulever le bestiau qui doit faire environ six kilos.

C’est à ce moment que le brochet décide de me faire bien comprendre que le port du gant de protection n’était pas superfétatoire. Il se débat, ma main glisse dans l’ouïe et se bloque entre deux branchies.

Je ne sais pas si vous avez déjà glissé vos doigts entre les branchies d’un brochet. Si ce n’est pas le cas, surtout n’essayez pas par curiosité. Les arcs branchiaux supportent d’un côté les inoffensives et très fragiles branchies, ces organes de la respiration largement irrigués de sang, qui assurent le transfert dans l’organisme du poisson de l’oxygène dissous présent dans l’eau. De l’autre, une multitude de denticules extrêmement acérées (l’inventeur du rasoir à plusieurs lames était probablement pêcheur de brochet) qui vous lacèrent la peau comme une jeune fille un cœur de collégien.

Leur orientation est telle qu’une fois la main imprudente engagée entre deux arcs, la sortie indemne est techniquement interdite.

Bref, après remise à l’eau du poisson carnivore (il va très bien, merci),  je bénis la réglementation qui impose la présence d’une trousse de secours dans les embarcations. Une désinfection des coupures et trois pansements plus tard, je reprends la pêche.

Il est 9h45, la journée débute à peine et ma pêche est faite.

Tout le reste sera du bonus.

Je ne songe pas à cet instant qu’il y a bonus et bonus.

Le vent, même faible, a poussé le bateau en aval de ma zone de dérive.

Je reprends la trajectoire initiale en sens inverse, en remontant au vent au moteur électrique.

J’ai conservé le même leurre blanc d’une vingtaine de centimètres qui vient de réussir.

A l’écran du sondeur des échos intéressants continuent à apparaître régulièrement, d’autant plus prometteurs qu’ils sont isolés. J’ai tout lieu de penser qu’il s’agit de brochets. Quel autre beau poisson pourrait stationner solitaire par vingt-cinq mètres de fond ?

De surcroît, ces échos sont sensiblement décollés du fond, ce qui selon moi traduit des poissons potentiellement actifs.

Je décide alors de pêcher « à vue » au sondeur afin de pouvoir les attaquer de façon très précise et constater leurs réactions. Je ralentis donc la dérive afin que mon leurre reste dans le cône d’éclairage de la sonde.

Un bel écho apparaît, décollé d’une dizaine de mètres du fond. Je remonte le leurre au-dessus de lui, suffisamment pour pouvoir percevoir un éventuel déplacement vertical du poisson, déplacement qui se produit instantanément. Le brochet (c’en est un, j’en suis convaincu) est monté inspecter le leurre. Il est désormais à la même profondeur, et les deux échos se confondent. J’anime le leurre d’une franche tirée qui le fait bondir d’un mètre cinquante vers la surface et le laisse retomber à hauteur du poisson en conservant le contact.

Ce sont des instants particulièrement excitants, ceux qui précèdent une touche, lorsqu’on anticipe ce qui va se produire. C’est pour vivres des secondes de ce genre que je fais des kilomètres, me lève à la nuit noire, affronte la pluie, le vent, le froid en hiver.

Vingt mètres sous le bateau, j’imagine un grand brochet, le corps tendu comme un arc, les nageoires frémissantes, pointé vers cette proie qui cabriole au-dessus de sa gueule. Je suis aussi tendu que lui, j’attends la touche, le contact.

Une seconde plus tard je sais que c’est fini. L’écran du sondeur me renvoie l’image d’un écho piquant vers le fond, probablement inquiété par le leurre qui était censé provoquer son attaque.

Je ne stoppe pas le bateau, considérant que ce comportement ne laisse guère de chance de succès en cas de nouvelle tentative d’intéresser le poisson qui a, je le sais, parfaitement perçu le leurre, mais qui, pour une raison que lui seul connait, l’a délibérément ignoré.

Trop d’animation, pas assez, taille ou coloris inadapté, bas de ligne trop présent…les motifs potentiels sont nombreux.

Le bateau poursuit sa trajectoire sinusoïdale sur des fonds compris entre vingt et trente mètres, à la recherche de nouveaux échos.

En une heure, le même scénario de refus du leurre se reproduit trois fois. Trois fois je perçois clairement au sondeur le comportement du poisson, d’abord intrigué, intéressé, qui se déplace franchement sur le leurre pour ensuite s’en éloigner délibérément.

Quelque chose ne va pas dans ce que je leur propose. J’ai alterné des animations amples, des animations minimalistes, des relâchés brusques et des suspensions du leurre au-dessus des brochets, sans succès.

J’ai pourtant particulièrement confiance en ce leurre, à qui je dois mes plus belles prises.

Les poissons ne veulent pas de blanc ? Et bien qu’importe, essayons du noir ! Je substitue à mon poissonnet immaculé un clone au dos noir et aux flancs couleur bronze.

J’ai tout juste le temps de faire descendre ce nouveau leurre que je me fige en regardant le sondeur : par vingt-neuf mètres de fond, un écho vient d’apparaître, plus imposant et épais que tout ce que j’ai vu jusqu’à présent.

Je place le leurre au-dessus, immobile. Rien.

J’anime. Rien. Le poisson ne bouge pas.

Je stoppe le moteur électrique afin de rester à la verticale de ce qui me paraît être un poisson exceptionnel.

Il ne veut pas monter « voir » le leurre, et bien c’est le leurre qui va descendre le provoquer.

J’anime alors sèchement mon piège au niveau de ce que je pense être un gros bec.

Les secondes s’écoulent sans que le poisson ne réagisse.

Le faible vent a coupé l’erre du bateau, l’a immobilisé et le repousse désormais en arrière.

Je vais perdre l’écho.

Il est possible que le poisson n’ait pas perçu le leurre.

Par trente mètres de fond, la sonde, bien qu’elle dispose d’un faisceau très étroit, « éclaire » un disque de plus de six mètres de diamètre dans lequel se trouvent poisson et leurre. Je n’ai pas d’autre certitude.

J’enclenche le moteur électrique. Le bateau se stabilise puis reprend sa trajectoire au vent.

L’écho, qui faiblissait sur l’écran, signe d’une imminente sortie du champ couvert par la sonde, reprend de l’épaisseur.

Je refais un passage, le leurre à sa hauteur.

Une animation, deux. Rien.

Trois.

Je ressens un choc sourd dans la canne, une lourdeur, et le scion se courbe en même temps que je ferre amplement. Avec succès.

J’exerce une pression vigoureuse sur le poisson pour le décoller rapidement du fond.

La tresse rentre dans le moulinet. Un mètre, deux mètres, trois.

Et la partie de pêche bascule dans le merveilleux.

Le brochet stoppe soudain sa remontée contrainte et se lance dans un rush incontrôlable.

Le moulinet est tout étonné de devoir, pour la première fois de son existence, rendre du fil. Et pas qu’un peu.

Ce premier départ me surprend par sa violence et plonge le scion de ma puissante canne dans l’eau. J’accompagne un instant pour en amortir l’intensité puis me résous à baisser d’un cran le serrage du frein.

Près de dix mètres de tresse ont été violemment sortis du moulinet.

J’ai tout juste le temps de reprendre mes esprits que le grand poisson enchaîne un deuxième puis un troisième rush.

A cet instant je sais que tout est possible ; que trente mètres de fil me séparent d’un client réellement imposant, et que je serais présomptueux de crier victoire trop tôt.

Je songe à la façon dont le « 102 » est monté au bateau tout à l’heure, à la rapidité avec laquelle le « 116 » de l’automne dernier a rendu les armes.

Je sais alors que je tiens enfin mon premier vrai gros poisson du Léman.

Ce brochet a beau être le plus impressionnant de puissance de tous ceux que j’ai remontés à ce jour, mon équipement est à toute épreuve. Je stopperais une rame de métro bondée lancée à pleine vitesse avec ma canne XH, pour Xtra Heavy. Ma tresse a une puissance annoncée de 15 kilogrammes et le maillon le plus faible de mon équipement est un brin de fluorocarbone de trente-quatre centièmes, soit dit en passant capable de tracter une vache pour peu qu’elle soit immergée.

Après le quatrième rush qui contraint mon moulinet à rendre du fil, le poisson donne des signes de fatigue, la pression verticale énorme que j’applique sur sa gueule le conduit à remonter dans la couche d’eau. vingt mètres, quinze mètres, dix mètres, je saisis au fond du bateau le manche de l’épuisette très grand modèle dont j’ai fait l’acquisition à peine quinze jours plus tôt afin de remplacer le précédent modèle jugé inapte à correctement recueillir un spécimen du Léman. Comme quoi l’anticipation optimiste n’est pas toujours une vaine lubie de doux rêveur.

Je me félicite à nouveau de cet achat, si précieux en cet instant.

Cinq mètre, le poisson reste invisible mais il consent à rendre du terrain et n’est plus en mesure de placer de véritable démarrage. Mètre par mètre, je le sens céder à mon insistance.

Deux mètres, j’aperçois une forme claire onduler près du bateau.

Un mètre, zéro, je plonge le vaste filet de mon épuisette dans l’eau et y conduit doucement mais fermement  le poisson.

Cette fois-ci je ne minauderai pas pour mesurer cette prise tout simplement exceptionnelle.

Un mètre vingt de brochet sont étendus au fond du bateau.

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Quatre photos et une vidéo tremblante plus tard, c’est le cœur léger et empli d’une gratitude immense envers cet animal, envers les dieux de la pêche ou simplement les merveilleux hasards de la vie que je le relâche et l’observe tendrement regagner son royaume profond.

J’appelle un ami au téléphone pour partager mon euphorie. Tout me paraît si simple ce matin avec deux poissons métrés et de surcroît plusieurs refus « vus » au sondeur  que je peux  raisonnablement attribuer à d’autres gros poissons que je lui annonce que cette période d’activité de grands brochets associée à la richesse du lac me laissent entrevoir la possibilité d’un triplé.

Je ne crois pas si bien dire.

Une heure plus tard, sur un scénario identique aux deux premiers, je capturerai un poisson de 122 cm.

Auteur : Stéphane HADJOUDJ

Amoureux de nature, passionné des milieux aquatiques et simplement fou de pêche. Je traîne mes cannes partout où des eaux abritent nageoires et écailles pour y savourer l'équilibre, la sérénité et la paix qui ont déserté le reste du monde.

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