Sous la surface

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Plantons le décor : idyllique et lointain. A 19 0000 kilomètres de Paris, de l’autre côté de la terre, l’île du sud de la Nouvelle-Zélande recèle non seulement les plus belles rivières dont pourrait rêver un pêcheur à la mouche, peuplées de truites farios qui dépassent en taille et en poids l’imagination des pêcheurs les plus optimistes, mais offre des paysages tellement grandioses qu’y pêcher est une expérience tout simplement bouleversante.

Pêcher Aotearoa, le Pays du Long Nuage Blanc, comble l’âme d’images d’une beauté sans pareil et exauce les rêves du pêcheur le plus exigeant.

Vous me direz que dans ces conditions toutes les parties de pêche sont hors du commun, et c’est le cas. Mais parmi les dizaines de rivières pêchées durant ce séjour de l’hiver 2014, l’Oréti m’a marqué plus que tout autre.

Pêchée trois fois, trois fois elle m’a offert les plus grosses farios que j’aie jamais prises avec une mouche.

La deuxième de ces sorties reste gravée dans ma mémoire, et aujourd’hui encore quand le temps est trop gris en France, ou trop froid, c’est dans cette journée que je me réfugie.

On mesure plus facilement le bonheur et la beauté par comparaison que dans l’absolu.

De ce point de vue, les heures précédant cette sortie en ont été un formidable amplificateur. La journée pouvait difficilement plus mal commencer.

Levé avec un mal de tête considérable, probable conjonction du manque de sommeil, de la froidure matinale dans le camping où était garé notre van et peut-être d’un très léger excès de boisson la veille, je ne parvenais pas à en maîtriser l’évolution malgré l’aide de la médecine.

A 11h du matin je me retrouvais allongé dans un duvet au fond du van garé près de l’eau, rideaux tirés, tandis que mes trois compagnons de voyage se partageaient un des principaux parcours supérieurs de l’Oréti.

A cet instant, l’idée de pêcher ce jour-là n’effleurait pas mon cerveau saturé de douleur et je jetais mes espoirs d’échapper à la migraine dans le sommeil associé à un traitement médicamenteux de choc.

L’Oréti est un fleuve de 170km qui se jette dans le Pacifique à l’extrême sud de la Nouvelle-Zélande, près d’Invercargill, une des ville les plus australes du monde.

Bien qu’il soit très largement peuplé de truites sur tout son linéaire, c’est sur son parcours amont qu’il recèle des farios d’une taille moyenne stupéfiante.

Le cours d’eau fait dix à vingt mètres de large sur ses trente premiers kilomètres, depuis l’extrême amont de la zone pêchable, à proximité du lac Mavora. Il y méandre dans une plaine à cinq-cents mètres d’altitude, entouré de sommets culminants à 1600m.

L’eau est de cristal, le gin clear des anglo-saxons, vivante, rapide par moments sur des portions pentues qui s’essoufflent rapidement, dans une gravière plus apaisée mais jamais morte, toujours en mouvement.

L’Oréti a l’élégance des fausses nonchalantes et la modestie des grandes rivières. Elle ne surjoue pas les vedettes et pourtant sait rester inaccessible à qui voudrait à tout prix y voir les beautés à nageoires qui y vivent.

Les courants de surface et le vent omniprésent dans cette vallée se conjuguent à la teinte mordorée du fond de galets pour rendre le repérage des poissons particulièrement difficile en-dehors des quelques zones de sable clair et des bordures de gravières peu profondes.

La pêche en sèche y est reine et la propension que des poissons de plus de deux kilogrammes y ont de monter engloutir une mouche traversant leur champ de vision en a fait une rivière mondialement réputée.

Oreti31Je me réveille et diagnostique avec appréhension l’état de mon crâne et de son contenu. Plus de douleur. J’ouvre les yeux avec précautions, m’assoie sur la banquette du van, tire doucement les rideaux pour y faire pénétrer la lumière de l’après-midi. La migraine a disparu et j’ai l’impression de flotter en apesanteur dans un univers inconnu.

Je descends du camion pieds nus et foule l’herbe sèche d’un chemin agricole. A proximité une clôture et à perte de vue, entre collines et fond de vallée, un pré doré tout constellé de moutons gris clair.

Et le chant des cigales, permanent, qui emplit l’espace de sa présence à la fois assourdissante et reposante. Le bruissement du vent également, dans les arbres de la seule haie alentours, une belle brise d’été qui descend des sources de l’Oréti.

En contrebas, à quelques centaines de mètre, je devine la rivière qui déroule son débit d’étiage sur un lit de galets.

Pas âme qui vive hormis les animaux.

Je farfouille dans ma poche à la recherche de l’heure. En sors mon téléphone. 14h.

Je m’habille sans précipitation, enfile pantalon de pêche, chaussures de marche, sac à dos, et m’empare de ma canne dans son tube de protection.

Je ferme le van, dépose la clé sous le bas de caisse, à l’emplacement où le premier de retour saura la trouver et me dirige vers la rivière d’un pas léger, peu assuré, mais l’esprit serein.

Je ne connais pas ce secteur.

Le veille nous avons pêché à deux un parcours situé une quinzaine de kilomètres plus en amont et j’y ai capturé en sèche la plus grande fario de ma vie.

Cette rivière se pêche impérativement vers l’amont pour qui pratique la sèche ou la nymphe à vue. Son débit estival est faible, environ  cinq mètres-cube par seconde. Dans ces conditions, pêcher un parcours en suivant un confrère réduirait les chances de succès à bien peu de choses.

J’ignore où sont partis mes amis et je décide de marcher longuement  vers l’aval avant de commencer à pêcher, afin de croiser un éventuel pêcheur en action.

Je chemine avec quelques difficultés en bordure du pré, dans de hautes herbes grillées par le soleil et le manque d’eau de pluie. La rivière est en léger contrebas, que je distingue encore difficilement, mince filet d’eau peu profonde à une centaine de mètres, perdu au milieu d’un large lit de galet témoignage de la force des débits de crues printanières et automnales. Mais on est au coeur de l’été austral et ce que je devine du cours d’eau ne m’enthousiasme pas.

Courant trop régulier, peu de fond, pas d’obstacles, une trajectoire rectiligne sur ce secteur…je ne vois pas de farios géantes stationner dans les parages.

Je pousse en aval jusqu’à atteindre un mamelon rocheux qui percute l’Oréti sur son flanc droit et lui impose enfin un virage tout en le gratifiant de quelques pools à l’eau bleutée et parsemés de blocs qui me redonnent espoir. Comme toujours curieux de ce que sera la rivière encore plus loin, je dépasse ce secteur et poursuis ma marche encore quelques centaines de mètres plus aval, mais en longeant le cours d’eau cette fois-ci, suffisamment près pour apercevoir un éventuel poisson en bordure, suffisamment loin pour ne pas mettre les truites invisibles en alerte.

Il est quinze heures et je n’ai toujours pas vu l’ombre d’un poisson.

Le vent a forci. Il descend toujours du nord, plutôt régulier, entre vingt et trente kilomètres par heure. Le temps est superbe, pas un nuage dans le ciel, la température est agréable, je dirais 22°C. Nous sommes le six février.

Par chance je n’ai croisé personne. Je vais pouvoir pêcher un secteur vierge. Je scrute les berges dégagées visibles à des centaines de mètres en aval à la recherche de la silhouette d’un pêcheur dont je pourrais compromettre les chances de succès en le précédant, mais je suis seul.

J’en déduis que mes compagnons de pêche ont fait le pari du tout amont en utilisant le Land Rover.

Tout cela me convient parfaitement.

Cette journée s’annonçait un parfait désastre et je me retrouve finalement seul, à pied d’œuvre, sur un parcours mythique hébergeant des truites de plus de cinq kilogrammes, avec quatre heures de pêche devant moi.

Je m’assois, extrais de mon sac à dos du pain et deux œufs durs et filtre un peu d’eau de la rivière. Une fois ma canne montée il ne sera plus temps de faire une pause repas.

J’ai toujours quelques réticences et difficultés à pêcher l’eau d’une rivière avant d’y avoir vu de mes yeux un poisson.

Pêcher l’eau, c’est pêcher ce qu’on ne voie pas. Cela signifie bien des choses, mais surtout pas pêcher au hasard.

Sur des rivières très pauvres en biomasse comme celles de Nouvelle-Zélande, avec des poissons trophées, certes, mais en faible densité, et quasiment pas de petits poissons, il se trouve des secteurs vraisemblablement vides de vie sur cent, peut-être deux-cents mètres de berges.

Y pêcher l’eau représente une perte de temps et un échec assuré.

Vous me direz, avec raison, que dans une rivière où déceler un poisson est malaisé du fait du courant et du vent, nul n’est certain de son fait lorsqu’il juge un secteur désert.

On touche ici au cœur de la stratégie qu’il convient de développer pour rencontrer le succès sur ces rivières : savoir doser intelligemment une vitesse de progression très rapide associée à une pêche de test, éclair, sur les zones où la présence de truites est improbable et la pêche méthodique mais surtout pas trop lente, des secteurs prometteurs.

Evidemment tout le doigté réside dans la perception la plus précise possible de ces zones de touches souvent très localisées, puis dans le choix de la mouche adaptée. A quoi bon pêcher les bons postes si la mouche utilisée n’intéresse pas les truites ?

C’est pour ces raisons que débuter une partie de pêche en aveugle avant d’avoir vu un premier poisson posté, jugé son comportement sur une mouche est toujours un peu compliqué de mon point de vue, surtout sur une rivière qu’on ne connait pas. C’est une prise de risque.

Je monte ma canne, refais soigneusement les deux derniers brins de mon bas-de-ligne, remplace sa pointe afin de pouvoir compter sur des noeuds parfaitement neufs  et sur un nylon au maximum de sa résistance. Je noue sur cette solide pointe en vingt centièmes la mouche sèche qui s’est révélée la plus régulièrement efficace jusqu’alors, une grosse Stimulator sur hameçon de dix. Ce modèle n’imite aucun insecte aquatique connu mais pourrait, avec de l’imagination, représenter un croisement entre une sauterelle mutante et une de ces petites cigales qui pullulent dans les parages en été. Ses avantages : elle est très visible sur une eau même agitée, avec son toupet de poils blancs et sa haute flottaison, elle intéresse les truites opportunistes qui se nourrissent régulièrement de tous les insectes terrestres ou extraterrestres drossés à l’eau par les rafales de vent dans les herbes de bordure, et la taille respectable de son hameçon est un gage de bonne tenue du poisson piqué, sachant qu’ici plus qu’ailleurs, le ferrage est un commencement et non une fin, et il est facile de perdre les plus beaux poissons par décrochage pendant des combats auxquels peu de rivières françaises nous ont habitué.

Je pêche donc l’eau en remontant rapidement vers la pointe rocheuse qui avait attiré mon attention tout à l’heure.

La rivière semble vide. Pas même l’ombre furtive trahissant la fuite d’un poisson effarouché par une approche trop rapide.

J’insiste le long de la berge opposée parsemée de blocs rocheux et de surcroît légèrement à l’ombre. Le fond y est plus important que de mon côté où l’eau lèche une grève de galets en plein soleil.

Rien.

Après vingt minutes de pêche attentive de ce type de postes je n’ai pas fait bouger le moindre poisson.

Je poursuis ma remontée à la recherche d’une truite visible.

Cent mètres plus haut, l’Oréti s’est séparée en deux bras. Le principal semblant totalement vide, je longe le plus petit, d’une quinzaine de mètres de large, sans obstacle. En aval d’une légère dépression, le courant s’accélère, la surface est perturbée de remous sans écume. Je me fige.

Mon cerveau a perçu « quelque chose » sans que je puisse affirmer voir un poisson, une forme inattendue dans cette mouvance d’eau aux mille reflets, une ombre, un mouvement étranger au fond minéral de la rivière.

Je m’accroupis et scrute la zone d’alerte située à une dizaine de mètres, peu profonde, cinquante centimètres de fond tout au plus, largement baignée de soleil et dans laquelle je ne parviens à identifier qu’une silhouette partielle, indistincte et mouvante. C’est un cailloux il me semble. Je vois une pierre, et pourtant mon cerveau me souffle de ne pas avancer plus.

Je pose très délicatement ma mouche deux mètres au-dessus de ce cailloux en prenant soin de ne pas le couvrir ni de ma soie ni du bas de ligne.

Phénomène extraordinaire, la pierre se fait moins dense que l’eau qui l’entoure et se rapproche de la surface, se dirige doucement vers la mouche qui flotte, bringueballée par le courant. La silhouette d’une truite se détache cette fois nettement du fond, lingot gris sur le doré des galets, dérive quelques secondes sous ma mouche, comme hésitant à s’en emparer, puis redescend nonchalamment après avoir ignoré cette proie dont elle n’a pas été dupe.

Je refais immédiatement un passage identique pour évacuer l’hypothèse d’un mauvais positionnement de l’artificielle sur l’eau, de la pointe du bas de ligne, où un dragage intempestif que je n’aurais pas perçu, autant de facteurs qui pourraient expliquer ce refus.

Le poisson puisque c’en est bien un monte à nouveau inspecter la surface sous la mouche puis redescend.

Le troisième passage que j’impose à ma mouche est aussi inutile que dangereux : la truite ne prend plus la peine de se déplacer et elle aurait tout aussi bien pu s’alerter ou pire, s’enfuir.

Je change pour un modèle plus petit et moins volumineux. A nouveau c’est une montée, une inspection, suivie d’un refus catégorique.

Dix, douze, quatorze, à chaque diminution de la taille de mon hameçon, la truite revient observer cet objet flottant non identifié comme une proie, avec circonspection mais sans trahir la moindre inquiétude.

En France, un poisson à qui je ferais subir les mêmes assauts successifs décamperait à tire de nageoires sans demander son reste.

Pas ici.

Cela fait maintenant vingt minutes que je joue avec cette superbe truite et elle reste postée dans la même veine d’eau. C’est à peine si elle a dévalé d’un mètre. Elle reste là, immobile, nez au courant. Je ne la vois pas s’alimenter.

J’ai tenté entre deux sèches de lui proposer une nymphe légère. Elle l’a ignorée.

Je recule de quelques pas, sors mon appareil photo et prends une image de cette scène. J’ai décidé de laisser le poisson se reposer un instant. En réalité, j’estime mes chances de le faire mordre proches de zéro désormais et je réfléchis à la meilleure façon d’exploiter la mince probabilité résiduelle de lui faire prendre la mouche…

J’opte pour une approche à la française, totalement radicale sur ces eaux du bout du monde.

Je coupe ma pointe robuste et la remplace par un fragile douze centièmes à l’extrémité duquel je noue un minuscule modèle franc-comtois, une A4 sur hameçon numéro dix-huit, montage avancé, collerette bleue en hackle de coq et cul de canard, corps rouge.

Le vent s’est établi dans la vallée. Toujours pas de nuage à l’horizon, hormis une légère traînée brumeuse qui semble s’être accrochée sur un sommet au sud-ouest. Pas âme qui vive autour de moi.

Seule cette truite, sous le soleil estival, protégée par une mince lame d’eau fraîche, des sens aux aguets et un instinct de survie qui lui souffle que tout n’est pas bon à prendre ici-bas.

Seule avec moi qui la convoite et qui l’aime au point de vouloir lui piquer la gueule avec un crochet de fer…

Je m’applique à l’extrême en posant ma mouche made in France sur un courant qu’elle n’a jamais parcouru. Je joue, et rien ne saurait être plus important en cet instant sur ma terre et dans mon monde de pêcheur.

Je rêve que je prends ce poisson avec cette mouche, et bien qu’il s’agisse de sa vie, le poisson accepte d’entrer dans mon rêve comme la mouche entre dans son champ de vision.

Il s’élève dans la couche d’eau, comme fasciné par l’assemblage de plumes et de fils que je lui offre. Il n’hésite pas cette fois-ci.

Peut-être rêve-t-il qu’il se fait prendre alors qu’il engloutit cette proie dans un mouvement décidé mais exécuté dans un ralenti parfait.

Le poisson replonge tandis que la soie se tend sous mon ferrage.

La truite reste indécise durant deux secondes puis décide qu’il est temps de se réveiller. Elle dévale le courant en oblique devant moi. La soie siffle dans les anneaux de la canne. Mon moulinet rend doucement tout le fil nécessaire afin que la tension soumise au fragile hameçon reste en-deçà de l’insupportable pour la ligne.

Cependant aucun obstacle ne risque de venir entraver le fil ou la soie, il faut juste être patient, conduire le combat avec doigté et éviter que la truite n’emporte une trop grande longueur de soie qui serait en soi trop lourde dans le courant pour la résistance du fil.

Je suis le poisson le long de la berge, et après trois minutes, la truite glisse à mes pieds dans l’épuisette, nageoires frémissantes et largement déployées.

Je la décroche délicatement, la mesure, cinquante-sept centimètres, puis la libère.

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La deuxième truite du jour apparaît cinquante mètre en amont, collée à la berge opposée, posée sur une bande de sable clair. Son ombre est visible à vingt mètres. Je remonte la pointe et la mouche habituelles.

Le poisson, un mâle de soixante-trois centimètres, s’empresse d’engloutir l’artificielle au premier passage.

Après deux poissons tout est beaucoup plus simple.

La rivière n’a pas changé. Le vent est toujours le même, les bruits de la vallée sont identiques, l’air dans les hautes herbes et le chant d’amour éphémère des cigales, l’eau qui court sur les galets, mais tout est plus facile.

Pas de poisson, c’est une bredouille toujours pas conjurée et le pincement au cœur qui l’accompagne, quoi qu’on en dise. Faire vingt mille kilomètres pour ne rien prendre, excusez du peu mais il y a un os, du genre indigeste.

Bien sûr on n’en dirait rien de cet échec, il serait recouvert avec conviction d’une bonne couche de vallée magnifique, paysages somptueux, plénitude de la contemplation, seul au bout du monde.

Mais qui serait dupe ?

Conneries tout ça !

Bout du monde ou pas mon gars, tu es ici pour attraper une de ces satanées truites et il semble que jusqu’à il y a peu tu ne les avais guère impressionnées.

Alors oui, après deux poissons tout est beaucoup plus simple et on pêche bien mieux.

Un histoire de tension qui se relâche entre les épaules, ici, au niveau de l’amour-propre .

Ca aide sacrément à faire apparaître la gueule d’un poisson sur la mouche qu’on a posée en aveugle sur un bout de courant au ras des herbes. Un bout de courant où avant ces deux premiers poissons on aurait seulement espéré rencontrer une truite, mais où maintenant on sait que non seulement une grosse truite se tient à l’affût mais encore qu’il est naturel qu’elle monte sur ma mouche.

Deux truites ça vous ouvre les portes de pouvoirs surnaturels.

Je pose ma mouche en amont d’un grand pool, dans la veine d’eau qui lèche la berge et entaille petit à petit la moraine de terre et de galets qui soutient la berge enherbée.

Si une cigale doit chuter dans l’eau, c’est ici.

Troisième dérive, une gueule apparaît en surface et noie ma mouche.

Je ferre pour la troisième fois, rien que de très normal.

Je perçois une force inhabituelle dans le rush amont qui arrache vingt mètres de soie à mon moulinet.

C’est un poisson, un gros, et il vendra chèrement ses écailles.

Pendant une éternité de pêcheur, soit trois à quatre minutes, il conserve obstinément le fond du pool, enchaîne des rushs, vers l’aval, vers l’amont, vers l’aval, sans monter le moins du monde en surface. Ce poisson mène la danse et je le suis.

En aval du profond, un rapide écumant parsemé de rochers tend les bras à une casse ou un décrochage. Je tremble à l’idée que « mon » poisson puisse décider de s’y plonger.

Mais il n’y a pas de vice dans ce poisson-là. Juste de la force brute et un instinct de survie qui le pousse à rester dans les profondeurs du pool où je sais que mon fil risque peu de choses.

De la beauté sauvage aussi, quand après cinq minutes de ce manège j’aperçois son long fuseau crever la surface dans le soleil devant moi.

Il ne se rend qu’après avoir tout donné de cette énergie du désespoir, de cette force qu’on jette dans une bataille pour sa vie. Il ignore que je vais le relâcher. Le saurait-il qu’il me traiterait de sadique pervers, moi qui n’ai pas même l’excuse de la poêle à frire pour justifier mes actes, rien que mon divertissement.

Dix minutes pour mettre un poisson à l’épuisette ça peut sembler court, mais pour une truite en sèche cela traduit un grand combat.

J’admire les formes parfaites de cet animal probablement au mieux de sa puissance et de sa force physique. C’est un mâle bécard de soixante-huit centimètres.

J’ai déjà capturé des truites plus grandes, mais une telle silhouette de lutteur est inhabituelle et me vient à l’esprit l’image des grandes truites de mer islandaises musclées par leur périple marin, de l’autre côté de la Terre.

Longtemps après que ce grand poisson est reparti au creux de sa rivière, je reste assis sur la berge, seul, comblé. Je ne sais comment on doit qualifier quelqu’un qui a les larmes aux yeux d’avoir capturé un poisson. Puéril, ridicule peut-être. Mais je ressens alors la plénitude d’avoir fait ce qu’il fallait faire. Le bon geste au bon moment.

Si quelque chose doit correctement résumer ma quête lorsque je longe une rivière canne en main pendant des heures, il est possible que ça soit cela : faire le bon geste au bon moment.

Philosophie de pacotille, de gagne-petit, elle en vaut bien d’autres après tout.

Il est dix-sept heures trente. Et il me reste deux kilomètres de rivière à parcourir avant de rejoindre le van.

Au fait, à quelle heure le rendez-vous avec mes compagnons de voyage a-t-il été fixé ? Je m’en sais rien. Il me semble ce matin les avoir entendus évoquer dix-neuf heures, pendant que j’agonisais sur mon siège.

Une chose est sûre, il est hors de question que je sois en retard tout à l’heure. Voilà deux jours de suite que je rallie plus que tardivement le camion faute d’avoir estimé correctement le temps nécessaire au retour en fin de partie de pêche. Hier encore nous sommes rentrés une heure trente après l’horaire prévu, contraignant nos amis à patienter sans connaître les motifs du retard, et j’ai bien perçu que cette patience atteignait ses limites.

Je me remets à pêcher l’eau en amont tout en progressant à rythme assez soutenu. Le soleil est moins haut sur l’horizon qu’en début de partie. Le vent faiblit quelque peu.

Je ne vois toujours aucun poisson et pourtant je perçois plus fort et plus clair que jamais que l’activité de la rivière est en train de basculer à mon avantage. Je sens la rivière comme un prolongement naturel de mon corps.

Trente minutes plus tard, je capture une quatrième fario de soixante-trois centimètres.

Encore vingt minutes et une cinquième rejoint mon épuisette et les fichiers de mon appareil photo, soixante-quatre centimètres.

On a rarement ce sentiment que chaque chose est à sa place autour de soi et qu’on joue soi-même le rôle qu’on nous a assigné, peut-importe de quel « on » il s’agit, l’essentiel est ailleurs.

Quand elle se produit, cette conjonction de facteurs improbables, quand cet assemblage si fragile de la lumière parfaite, du vent idéal, du léger nuage qui atténue juste ce qu’il faut le rayonnement solaire, de l’envol d’une cigale à la trajectoire courbe jusqu’à une branche de pin qui ne pouvait être ailleurs que là où elle est en cet instant, du survol de la rivière par un couple de ces canards de Paradis qui s’unissent pour la vie, à l’instant où le monde autour de soi a pris sa forme la plus parfaite, on ouvre les yeux et on prend conscience de sa propre place sur cette scène. Tout devient simple, beau et évident, comme sa propre naissance à laquelle on assisterait avec des yeux d’adulte.

Quinze minutes encore et je ferre un sixième poisson.

Ce sera le dernier de la journée car il est l’heure de rentrer.

Le plus grand aussi, comme une évidence.

Seule l’image de ses soixante-et-onze centimètres sur l’écran de mon appareil photo témoigne que je ne l’ai pas tout simplement rêvé.

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Auteur : Stéphane HADJOUDJ

Amoureux de nature, passionné des milieux aquatiques et simplement fou de pêche. Je traîne mes cannes partout où des eaux abritent nageoires et écailles pour y savourer l'équilibre, la sérénité et la paix qui ont déserté le reste du monde.

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