Enfance

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L’enfant à l’égal d’un dieu est un créateur d’univers.

Mais lui, moins vaniteux, n’en fait pas toute une histoire. Il se les raconte les histoires et les vit, tout simplement, sans rameuter d’autre clergé que les acteurs indispensables à son monde d’opérette.

L’enfance a ce don inconscient et inestimable de transfigurer les environnements les plus modestes, question d’échelle, de rapport de taille et de capacité à percevoir le merveilleux au travers du miroir d’une réalité qui apparaît quelconque aux adultes aux yeux trop clos.

Les truites ne payèrent guère de lourd tribu à la fréquentation assidue d’un ruisseau par l’apprenti pêcheur que j’étais à neuf ans.

Non pas qu’elles ignoraient les appâts que je leur proposais, mais leur densité était telle dans ce ru berrichon sur lequel je faisais mes gammes en autodidacte que la taille de la majorité des prises était bien inférieure au seuil fatidique des vingt-trois centimètres qui séparait le poissonnet à gracier de la truite autorisée à rejoindre une poêle à frire.

Ce mince filet d’eau qui serpentait nonchalamment dans les prés, entre bosquets et bouses de vaches, recélait sous chaque touffe d’herbe inclinée à sa surface, derrière chaque pierre immergée un trésor à écailles au ventre jaune et à la robe tachetée de rouge et noir.

L’empressement que mettaient ces truitelles à s’emparer des vers, sauterelles, porte-bois et cuillers que je leur proposais n’avait d’égal que l’assiduité avec laquelle j’arpentais les rives de cet Amazone de poche.

Je régnais seul sur ce royaume de quelques kilomètres carrés dédaigné des autres pêcheurs.

Saint Louis botté et en culotte-courte, je rendais ma justice, condamnant parfois les poissons susceptibles d’assurer un retour glorieux à la maison, en graciant d’autres, décidant de l’exil forcé de certains, que je transportais dans un seau jusqu’à la mare à l’eau claire et froide qui bordait notre jardin.

Aux limites ouest de mon empire se trouvait, dans un bois, une ancienne marnière alimentée par les crues du ruisseau et dont les eaux sombres recelaient une quantité invraisemblable de vairons.

Je fréquentais ces lieux, d’abord accompagné de ma dévouée grand-mère qui devait redouter de voir son petit-fils disparaître noyé dans la vase de ce trou d’eau, puis seul lorsque j’eus atteint l’âge de survivre à ces dangers, c’est-à-dire huit ans.

Cet espace de liberté ne m’était accessible que pendant les vacances de Pâques et d’été. Je le retrouvais après les inévitables intermèdes scolaires, avec un bonheur sans limites.

Le mois d’avril de mes neuf ans, la sérénité de mes retrouvailles avec l’eau fut bouleversée par un événement majeur.

Le ciel était gris, plombé, il pleuvait doucement et la température était celle d’un humide printemps berrichon.

J’atteignais les bords de ma marnière, avec au ventre le plaisir de l’anticipation du bonheur à venir. Les vairons seraient là, immuable multitude, et se disputeraient les fragments de vers que j‘allais leur proposer.

Le dernier rideau d’arbres franchi, lorsque l’eau m’apparut, j’eus le choc d’une expérience de sortie du corps : je me vis au bord de l’eau, sur mon poste de pêche, en train de capturer mes vairons.

Un enfant de neuf ans était assis là, que je ne connaissais pas, qui jouait mon propre rôle.

Il me devina, se retourna, et spontanément, naturellement, comme seuls savent le faire les enfants, nous jouâmes à pêcher ensemble.

« On dirait qu’on attraperait le plus de poissons possible. »

Cette partie de pêche fut écourtée par un incident dont mon nouveau compagnon fut victime, conséquence directe de la compétition qui s’était immanquablement engagée entre nous.

A qui prendrait le plus grand nombre de vairons, le jeune garçon s’était juché sur une souche surplombant la marnière afin de pêcher plus loin.

Un craquement retentit soudain, et alors tombèrent pêle-mêle dans l’eau boueuse et froide, la souche pourrie, une canne à pêche, un seau puis des bottes suivies de leur propriétaire.

Je tendis une main secourable à mon compagnon afin de le tirer de cette situation aussi périlleuse sur l’instant que rétrospectivement cocasse.

Ce jour-là une amitié profonde est née, scellée à la fois par cette poignée de main et par la passion commune qui nous habitait.

Seules les truites du ruisseau n’y trouvèrent pas leur compte, désormais doublement harcelées.

Voilà trente ans que ces poissons  n’existent plus, lessivés par la lame de fond aux agents blanchissants du progrès des années quatre-vingts.

Ce ruisseau est mort, asphyxié par la végétation aquatique, la seule à avoir trouvé, pour un temps seulement, des avantages à l’agriculture intensive et aux épandages fertilisants.

Il coule probablement toujours un peu d’eau dans son ancien lit, mais comme on ne se baigne pas deux fois dans la même rivière, je n’ai nulle envie de retourner sur les traces de ce passé heureux pour pleurer à la vue de son fantôme version 2.0.

Auteur : Stéphane HADJOUDJ

Amoureux de nature, passionné des milieux aquatiques et simplement fou de pêche. Je traîne mes cannes partout où des eaux abritent nageoires et écailles pour y savourer l'équilibre, la sérénité et la paix qui ont déserté le reste du monde.

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