17 juillet, dernier jour de mes vacances d’été.
Je me rends une dernière fois sur les rives du lac, à la recherche des sandres qui ont été en ce début d’été très coopératifs avec moi.
Le niveau est bas, très bas. La mise à l’eau depuis l’accès de Laval est désormais impossible. Je redeviens, le temps d’un marnage prolongé, pêcheur du bord. Je trimbale avec peine mes quatre robustes cannes télescopiques, leurs moulinets « carpe », ma glacière (il fait très chaud en ce mois de juillet), mon grand seau à vifs et mon thermos de café.
La veille au soir, je suis descendu au bord d’un autre lac près de chez moi. J’y ai péniblement attrapé quelques rotengles de vingt centimètres, gros pour le sandre. Péniblement car on était dimanche, je n’avais plus d’appât, plus d’amorce, et je me retrouvais au crépuscule, à courir après quelque sauterelles pour avoir de quoi escher mon hameçon.
Quelques gros rotengles, ça n’est pas la panacée pour un pêcheur de sandre, mais c’est mieux que rien.
Je me suis levé très tôt, comme à l’habitude depuis le début de mes vacances.
Hautefage est à quarante-cinq minutes de route de chez moi, et par la chaleur écrasante de ces journées d’été, j’ai constaté que les sandres s’activent pendant les trois premières heures du jour. Et il fait jour à 5h30.
Le réveil a donc failli sonner à 3h30 du matin. Failli, car j’étais réveillé avant lui.
Café paisible, sérénité d’un trajet nocturne où je ne croise sur la route que biches et cerfs, martres et renards.
J’ai deux-cents mètres de prairie rase à traverser avant de rejoindre mon poste préféré.
Cahin-caha, chargé comme une mule j’abats la distance en ahanant et en rêvant à des niveaux d’eau compatibles avec une mise à l’eau de ma barque.
5h50, les quatre montages sont à l’eau, et mes bouchons, tractés par les vigoureux rotengles, commencent leur valse à mille temps.
Je savoure cette dernière matinée de liberté totale, avec le sentiment d’être le dernier homme sur terre.
Le lac est désert.
Seuls les milans noirs commencent à s’agiter sur leurs aires : les petits ont faim, il est temps pour eux de partir en quête de quelques poissons morts. Je leur laisserai comme à mon habitude mes derniers appâts lorsque je quitterai les lieux tout à l’heure, chassé par la chaleur. J’observerai avec bonheur leurs hésitations à s’approcher de cet improbable humain, leurs trajectoires indécises, puis la parabole du plus téméraire, s’achevant à la surface de l’eau dans un éclaboussement d’eau et de lumière. Avec à la clé, un poisson entre les serres que les petits se disputeront.
Je sais que les départs ne vont pas tarder. 6h, cela commence. Un poisson, petit malgré la taille du vif. Je me fais la réflexion que décidément ces satanés sandres sont capables d’avaler de bien grosses proies lorsqu’ils ont les crocs. Deux poissons, celui-ci fait 55cm.
Puis la mi-temps habituelle. J’en profite pour déguster mon café, bien chaud, tant que le soleil n’est pas apparu au-dessus des coteaux boisés.
C’est un des petits bonheurs inestimables que de sentir cette fraîcheur lorsque je sais que dans deux heures, je cuirai sous un soleil de plomb.
Bonheur même du froid ressenti à l’aube. Il faisait 8°C à 5h. Il en fera 30 lorsque je rentrerai.
9h30, les départs ont cessé. Je baisse la garde et mon attention. Je n’y crois plus guère.
Avant de repartir, je promène mon regard dans les sous-bois qui surplombent le lac. Sur ce versant nord, l’air y reste frais, l’humidité présente. Les girolles remplissent mon petit sac.
Je n’attends rien de plus de cette matinée parfaite.
Si le bonheur existe, il ne doit pas être bien loin de moi en ces instants.
Lorsque je rejoins la rive, un des bouchons plonge vivement.
Je ferre rapidement malgré la taille du vif, ayant pris le parti de perdre quelques poissons, les plus petits, pour éviter d’avoir à extraire mon hameçon de l’oesophage de mes compagnons de « jeu ».
Impression fugace d’avoir accroché une rame de métro en mouvement, puis casse.
Tout cela n’a duré que quelques secondes.
Je récupère mon montage, dont l’empile en nylon de vingt-deux centièmes a été sectionnée bien au-dessus de l’hameçon.
Philosophe, mais pragmatique, je ne peste même pas, question de décence en une si belle journée, remonte la ligne avec un avançon en acier, puis rapproche mon bouchon du bas de ligne afin que mon prochain vif soit bien décollé du fond.
Quelques minutes plus tard, un nouveau rotengle nage en eau troubles sur les lieux de l’attaque précédente.
Mes trois autres lignes sont restées en place, j’aurais dû me méfier. La loi de Murphy joue aussi, et peut-être surtout à la pêche.
Cinq minutes plus tard, l’une de ces trois lignes à sandres se déroule à une vitesse qui ne laisse guère de doute sur la taille du client qui a décidé de tailler bavette avec un de mes rotengles.
Je ferre immédiatement pour éviter d’avoir à constater une fois de plus le tranchant des dents de brochet.
Ma rame de métro est repassée, et cette fois elle est lancée à pleine vitesse.
Trente secondes s’écoulent, puis une minute, mon empile tient le coup.
Je doute de la nature du grand poisson qui défend sa peau, au large devant moi, sous quatre mètres d’eau.
Il se bat lourdement, très lourdement, plus lourdement que tout ce que j’ai pu tenir à ce jour, silures mis à part.
Il a réduit la vitesse, il tient le fond, semble se calmer, réfléchir à quel tour me jouer dans cette eau où souches et branches sont nombreuses.
Il est si puissant que malgré le bras de levier de ma canne, malgré mon moulinet à la bobine surdimensionnée, au frein performant, malgré la traction que je lui imprime, proche de la rupture de mon bas de ligne, je n’ai aucune influence sur les trajectoires qu’il a décidé de prendre.
Et le moulinet chante doucement, et j’assiste impuissant pour l’instant, aux déplacements de ce poisson.
Ça n’est pas un brochet. Un brochet m’aurait probablement coupé. Un brochet se lancerait dans des rushes puissants et très rapides, mais assez brefs. Un brochet combattrait plus en surface, sauterait hors de l’eau.
Ça ne peut pas être un brochet.
Alors c’est un sandre.
Mais si c’est un sandre, c’est le plus gros que j’aie jamais tenu ni même imaginé.
A la fin du premier quart d’heure de lutte, le fil est passé sous une branche immergée. J’ai senti avec angoisse le nylon frotter contre le bois pendant d’interminables secondes.
Par chance, le poisson dans son trajet a libéré la ligne de l’obstacle.
Durant quarante minutes je ne l’ai pas vu.
Durant quarante minutes il est resté obstinément au fond.
Il m’a promené tout ce temps, de gauche à droite, de droite à gauche, cinquante mètres d’un côté, puis cinquante mètres de l’autre.
Durant quarante minutes ma canne a été courbée au maximum de ce que mon fragile bas de ligne pouvait admettre.
Mon bras était douloureux, mon inquiétude grandissait à mesure que les minutes s’écoulaient sans que cet adversaire fabuleux ne donne le moindre signe de fatigue. Je savais que le nylon avait souffert, que chaque seconde de plus me rapprochait de la casse tant redoutée.
Mais à la quarantième minute, je l’ai enfin senti craquer.
Lui qui avait jusqu’à présent refusé de monter combattre en pleine eau se laissait enfin convaincre de rejoindre la surface.
Droit devant moi, sous le fort soleil, je vois apparaître le plus gros brochet de ma vie de pêcheur. Il croise quelques secondes en surface avant de sonder à nouveau.
Je suis alors tout à la fois rassuré de constater que le grand poisson faiblit, et paniqué à l’idée de sa taille, au fait que je suis seul et sans épuisette, avec au seul endroit où un échouage est possible, une souche immergée qui a déjà sauvé la mise à quelques sandres vigoureux.
Mais le brochet a tout donné, il se rend. Replonge encore deux ou trois fois avant d’abandonner définitivement la partie.
Lorsque je l’amène à mes pieds c’est tout juste s’il frémit encore.
Je l’allonge délicatement sur l’herbe et le contemple en tremblant. Il mesure 1m13.
J’observe alors l’endroit où a pénétré mon hameçon : à la commissure des lèvres, sur l’extérieur de la gueule.
Chance inouïe au ferrage.
De retour chez moi, je chercherai le bas de ligne perdu lors du premier départ.
En vain.