Pile, tu perds

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Islande toujours.

Le jour suivant est le dernier de pêche pour cette année sur la rivière.

Les belles truites de mer sont actives et je touche cinq superbes poissons de plus de soixante centimètres, dont un très grand.

Le poste est un courant assez soutenu profond d’un mètre cinquante, ce qui est important pour la zone, et parsemé de quelques rochers immergés qui laissent deviner leur présence aux légères perturbations qu’ils créent dans le courant de surface.

Je pêche trois-quarts amont avec un poisson-nageur flottant.

La touche se produit très précisément là où elle devait se produire, alors que le leurre coupait l’aval d’un de ces rochers. Lourde et puissante.

Dès le ferrage, je sais qu’il s’agit du poisson pour lequel j’ai parcouru tant de kilomètres.

Il est 19h15, le 31 mai, sur le parcours n°1 de la rivière, et un flot d’adrénaline envahit mon corps tandis que la grande truite garde le fond, face au courant, insensible à la pression que j’exerce sur elle.

La période d’observation dure une petite minute, l’éternité d’un pêcheur puis le poisson entame une irrésistible remontée de la rivière, toujours au plus profond.

Je me rends bien compte que mon matériel pourtant puissant est dans l’incapacité d’imposer ma volonté à l’animal.

C’est toujours le cas quelques minutes plus tard lorsque la truite change soudain de direction pour s’éloigner en plein travers du courant puis fonce plein aval dans un rush déterminé.

A cet instant, j’entrevois l’ombre d’un scénario catastrophe.

Le poisson a pris le leurre quatre-vingts mètre au-dessus du seul et unique obstacle présent sur cette portion de rivière : un pont routier avec quatre piliers immergés.

S’il franchit ce pont par un des courants centraux ce sera la fin du combat.

Ca paraît loin, quatre-vingts mètres.

Conscient que je ne pourrais pas stopper le poisson par la force, je cours sur la berge en direction du pont afin de passer sous le poisson, afin que le changement du sens de pression exercé par le fil incite la truite à se repositionner face au courant.

Mais le poisson est déjà loin et je ne parviens qu’à l’éloigner encore plus de la berge sur laquelle je me trouve.

La truite s’engouffre comme une torpille sous le pont, dans le courant central le plus puissant, entre les deux premières piles, et je vois mon fil entamer son inexorable approche de l’angle en béton de la structure du pont.

Je tente de traverser la rivière pour atteindre ce pilier, manque de peu me faire emporter par le courant trop puissant et finalement suis contraint de faire marche arrière, in extremis, de l’eau au nombril et les pieds presque décollés du fond.

En désespoir de cause j’ai ouvert le pick-up du moulinet et laissé filer la ligne.

Je rejoins la berge, monte le talus, me précipite sur le pont au droit du courant emprunté par le poisson.

Le fil sort toujours du moulinet, emporté par le courant.

Je reprends contact. La truite est toujours au bout.

Les 110 mètres de la tresse principale sont intégralement déroulés ainsi qu’une trentaine de mètres de ma tresse de backing.

Je referme le pick-up et reste immobile, comptant que la boucle de tresse tendue par le courant exerce une pression vers l’aval qui décide le poisson à remonter.

Malheureusement il ne stoppe pas sa dévalaison. Le contact se rétablit, la canne plie, et je ne peux plus que tenter de pomper ce poisson, appuyé contre le parapet du pont, canne orientée vers le bas, bras tendus pour éviter le contact de la tresse avec le tablier en béton.

La tresse continue à sortir du moulinet, en restent une vingtaine de mètres sur la bobine.

Soudain je reprends espoir.

La truite vient de se repositionner face au courant et s’immobilise quelques secondes.

Canne pliée à rompre mon bas de ligne, j’exerce la pression maximale sur le poisson sans parvenir à le contraindre à bouger.

Ce statu-quo est physiquement éprouvant : je suis penché à l’extrême sur le parapet, bras tendu car la tresse frôle le tablier.

J’en tremble.

J’imagine un instant le spectacle que doit donner ce pêcheur penché à l’extrême sur le bord du pont, canne pliée. Heureusement aucune voiture ne passe pour l’instant.

Mais la truite a décidé de ne pas s’en laisser compter. Elle semble encore en pleine possession de ses moyens, repart soudain plein aval dans un nouveau rush. La canne plie violemment et la tresse touche l’angle du pont.

La canne se redresse soudain, et l’extrémité de la tresse sectionnée flotte dans le vent comme l’oriflamme d’un monument aux morts.

Je me retourne et regarde vers l’aval le grand poisson invisible, poursuivre sa fuite sans espoir,  sa descente vers la mort, accroché à un poisson-nageur et  plus de cent mètres de tresse.

Tristesse. On ne gagne pas toujours. Sur cette pile je perds, et condamne le poisson.

On ne gagne pas toujours. Quelquefois à cause d’erreurs grossières, quelquefois à cause d’un manque de discernement.

Dans chaque combat il y a un scénario victorieux et ce poisson était prenable, bien évidemment.

Mais dans le cas présent, la malchance s’en est mêlée.

Il y a des poissons qui mordent au mauvais endroit.

Auteur : Stéphane HADJOUDJ

Amoureux de nature, passionné des milieux aquatiques et simplement fou de pêche. Je traîne mes cannes partout où des eaux abritent nageoires et écailles pour y savourer l'équilibre, la sérénité et la paix qui ont déserté le reste du monde.

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