Eyjafjardara

église isalndaise

 

Vous en connaissez beaucoup des endroits où pêcheur à la mouche que vous êtes, pouvez à la belle saison vivre des coups du soir qui perdurent de 22h à 1h du matin ? Des lieux où vous conservez en permanence une canne pliée dans le coffre de la voiture parce qu’à tout instant, si la lumière est belle et la marée suffisamment basse, vous pouvez vous arrêter quelques minutes à l’embouchure de la rivière, et repartir avec sur les mains l’odeur fraîche d’une truite de mer ?

C’est un bras de rivière quelconque, qui se jette dans l’océan.

Juste assez large pour attirer votre attention durant l’instant de son franchissement en voiture.

Vous allez dîner au restaurant avec votre chérie, votre maîtresse ou vos amis, c’est l’été, vous connaissez peu la ville et la région mais suffisamment pour savoir trouver un restaurant à sushis sur une place du centre.

Suffisamment pour deviner que des ombles arctiques, des truites de mer et des saumons atlantique nagent dans les eaux côtières que vous longez ; qu’ils remontent en été les innombrables cours d’eau, traversent leurs méandres nonchalants dans la plaine, franchissent les rapides écumants sur les contreforts des premiers reliefs jusqu’au pied des cataractes infranchissables de l’intérieur du pays.

Il fait doux pour cette latitude et vous profitez de l’été arctique.

Vous êtes en vacances et savourez par anticipation l’idée des sushis qui décoreront votre assiette dans une heure, la bouteille que vous partagerez, les longs moments de liberté qui s’offrent à vous, le plaisir de l’absence de contrainte, la curiosité de la découverte d’autres lieux, d’une autre langue, d’autres vies, d’une culture qui vous est étrangère et vous attire.

Vous traversez maintenant le bras principal du cours d’eau, large et teinté. Vous ralentissez, forcément, y jetez un coup d’œil, inévitable.

Trop large, courant trop régulier, absence de postes visibles hormis les sempiternelles piles du pont. La traversée a pris sept secondes, pas plus, mais cette embouchure ne vous a pas parlé.

Ce qui vous trotte dans la tête, entre deux sushis, c’est le petit pool entraperçu du coin de l’œil sur le bras secondaire. Le seuil deviné, léger renflement de la surface en aval du profond, juste au-dessus du pont, douce déformation du reflet des nuages sur la courbure de la surface, qui laisse imaginer des postes d’affût et de zone de repos pour les salmonidés qui entament ici leur progression en eau douce.

Vous êtes à l’extrême nord de l’Islande, dans une ville blottie au fond d’un fjord. La carte postale un peu mièvre n’est pas loin, mais Akureyri a réellement en été le charme un peu suranné des ports scandinaves.

Les maisons à deux étages bardées de bois ou de métal, les contrastes de couleurs vives des constructions, entre menuiseries, parois et toitures, le port de pêche avec ses petites embarcations amarrées en grappes le long des quais.

Les baleines qui croisent à portée de regard, surtout lorsque vous avez le dos tourné, les macareux moines et leurs guirlandes d’éperlans au coin du bec, la petite église luthérienne blanche au toit rouge vif posée sur un pré vert au pied d’une coulée de lave. Une vraie carte postale.

C’est le genre d’endroit qui semble avoir été créé principalement pour permettre d’admirer en été le soleil de minuit faire semblant de se coucher sur l’océan Arctique, confortablement immergé dans le jacuzzi extérieur qui équipe votre hôtel comme la plupart des chambres d’hôtes. Une bière à la main.

Pour la pêche également.

Mais si vous retournez la carte, c’est aussi cet endroit qui offre en hiver des températures à deux chiffres en-dessous de zéro, un enfer polaire, blanc et glacial,  sans pitié pour le voyageur égaré.

A dire vrai, la version islandaise de l’hiver arctique avec, en plus des habituelles tempêtes de neige et des blizzards glaciaux, le bestiaire fantastique des trolls et elfes, c’est de la littérature locale et de Wikipédia que vous la tenez.

Pour vos dix premiers voyages, vous fréquenterez ces lieux à la belle saison, simple question de bon sens.

20150530_171118_HDR

Vous en connaissez beaucoup des endroits au monde où lancer un leurre ou une mouche en amont de ce seuil, dans la lumière pâle et un peu triste du soleil de minuit, au sortir de ce restaurant japonais d’Islande vous rapporte une touche brutale, un combat puissant et au bout la surprise d’un omble arctique aux couleurs si vives qu’on le croirait sorti de l’imagination d’un enfant de cinq ans qui ignore que de tels éclats ne se peuvent pas ?

 La rivière s’appelle Eyjafjardara.

Par une chance inouïe, elle ne recèle que peu de saumons.

Dédaignée des tours opérators de la pêche, elle ne connaît pas les guides internationaux qui pour 2000 dollars la journée aident les riches américains à capturer un des 80 000 saumons pris chaque année sur les rivières d’Islande.

C’est une vraie rivière pour prolétaire. Elle vous ouvre ses portes pour quelques euros par jour. Le genre de rivière pêchée presqu’exclusivement par les locaux. Et comme ce n’est pas le poisson qui manque dans le fjord d’Akureyri, les locaux en question ne se pressent pas sur ses rives tant que la remontée des truites de mer et des ombles arctiques n’atteint pas son pic, au mois d’août.

Autant dire que je n’y ai jamais croisé personne.

Et pourtant…cinq à dix prises par sortie est la norme, ombles et truites, tous plus puissants et rapides que ce qu’un pêcheur français peut imaginer.

Des poissons d’une à dix livres, qui prennent vos leurres et vos mouches avec une bonne volonté qu’on ne connaît pas à nos salmonidés tricolores.

Il y a certes un mais…celui de la pêche dans toute l’Islande, celui de la vie en Islande à vrai dire : le vent fougueux, qui vous accompagne la plupart du temps.

Je l’ai maudit bien des fois, ce sacré vent, lorsqu’il remonte la rivière à fond de train express.

Ces jours-là, quand il souffle à plus de 50km/h, on oublie la pêche à la mouche et on sort les poissons-nageurs et les cuillères ondulantes

Ces jours-là on peste, on râle, mais on prend des truites et des truites, plus grandes et en plus grand nombre qu’à la mouche.

Ma première sortie sur l’Eyjafjardara était placée sous le signe de la tempête. Les rafales atteignaient des vitesses qui m’auraient trouvé en France enfermé chez moi à attendre la fin de l’ouragan, ce que les islandais nomment une « bonne brise ».

Après une heure à pêcher dans le vide à me demander si ces eaux inconnues recelaient le moindre poisson, le vis une ombre suivre mon leurre et s’en emparer à mes pieds avant de me démontrer qu’en terme de puissance et de vitesse, il y a à peu de choses près la même différence entre une truite et une truite de mer qu’entre un cheval de manège en bois et le dernier vainqueur du Prix d’Amérique.

Je vins finalement à bout de ses sept livres en me demandant comment je pourrais maîtriser un poisson plus gros.

La réponse vint sans tarder.

Quelques lancers plus tard, sur la pointe amont d’un îlot, mon leurre se fit intercepter à la tombée dans l’eau par une truite qui fort heureusement pour moi ne prit pas le large mais s’engouffra dans le chenal le plus proche de moi et fila plein aval.

Je la suivis sans élégance, pataugeant dans la rivière tous les dix mètres pour contourner les bosquets de saules qui la bordent sur cette zone, manquant de peu à plusieurs reprises de m’étaler dans une eau à 5°C mais gardant le contact avec la furie qui au bout de ma ligne semblait bien décidée à rejoindre l’océan.

Cent mètres en aval de l’endroit où elle avait pris mon leurre, je parvins enfin à l’amener à proximité de la berge, à la maîtriser puis à l’enfourner dans ma vaste épuisette.

Ce poisson devait peser entre dix et onze livres, et je me fis la réflexion en le décrochant, qu’en matière de pêche, le prolétariat islandais vaut largement la grande bourgeoisie française.

20150530_105638_HDR~2

 

Auteur : Stéphane HADJOUDJ

Amoureux de nature, passionné des milieux aquatiques et simplement fou de pêche. Je traîne mes cannes partout où des eaux abritent nageoires et écailles pour y savourer l'équilibre, la sérénité et la paix qui ont déserté le reste du monde.

Laisser un commentaire